Bettina Graziani est celle qui a inspiré Hubert de Givenchy et Jacques Fath. Reconnaissable grâce à sa chevelure rousse et à ses pommettes hautes, elle fut l’une des premières mannequins post-guerre en France. Nombre de grands photographes l’ont immortalisée, tels que Henri Cartier-Bresson, Erwin Blumenfeld, Jean-Philippe Charbonnier, Irving Penn…  Celle qui a débuté à 18 ans comme mannequin pour Jacques Costet en a aujourd’hui 89. Et la Galerie Azzedine Alaïa rend hommage à cette longue et grande carrière à travers une exposition qui regroupe les plus grands clichés de Bettina. Unique !

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Exposition Bettina / Jusqu’au 11 janvier 2015 / Galerie Azzedine Alaïa, 18 rue de la Verrerie, 75004 Paris

 

Bettina passe les premières années de sa vie à Rouen, dans la région d’Elbeuf en Haute- Normandie. Son père ayant quitté la maison familiale alors qu’elle avait six mois, elle est élevée, avec sa sœur Catherine, son aînée de trois ans, par leur mère, institutrice d’école maternelle dans la région. Auprès de cette femme aimante et chaleureuse, Bettina connaît une enfance heureuse.

La guerre survient, et l’exode : elle part avec sa sœur pour Angers où vit leur grand-mère, qui est tuée au cours d’un bombardement. Il faut fuir de nouveau. Elles partent alors pour Agen puis retournent à Elbeuf, jusqu’à la Libération, quatre ans plus tard. De ces années difficiles, où elle a maintes fois frôlé la mort, Bettina sort indemne, peut-être plus forte même, consciente que la peur lui est étrangère.

Son caractère s’est révélé, affirmé, et elle fait preuve d’un exceptionnel équilibre. Sa foi dans l’existence, sa vitalité sont des atouts qui favoriseront un parcours hors du commun. Cependant Bettina aime trop la vie pour se préoccuper du destin.

Comme toutes les jeunes filles de son âge, Bettina rêve. Mais déjà, elle fait partie de celles qui vivent leurs idéaux. Un jour au cinéma, voyant Janine Charrat danser La Mort du cygne, elle décide de devenir danseuse. Elle se confectionne des chaussons avec des espadrilles rembourrées et se met à travailler la danse avec une amie tout aussi passionnée, mais aussi dépourvue d’expérience qu’elle.Au bout de quelques mois, elles réussissent à faire une apparition sur scène lors d’une fête de patronage. Bettina est alors remarquée par une danseuse américaine, qui lui offre ses premiers véritables chaussons de danse. C’est elle qui lui enseignera le travail à la barre et les claquettes. Bettina affirme déjà un port de tête sans égal et un sens de la pose instinctif.

À 18 ans, elle décide d’aller vivre à Paris. Elle l’a toujours voulu, depuis que sa sœur Catherine y habite. Chaque fois que Catherine revient, elle est vêtue comme une Parisienne, et sa petite sœur aime ces tenues, qui sont pour elle le comble du chic. Elle essaie les robes, les souliers et les bas de soie avec un bonheur évident. Jugeant qu’il n’y a pas d’avenir pour elle à Elbeuf, c’est avec plus d’espérances que de ressources qu’elle se lance dans l’aventure : elle part pour la capitale, décidée à devenir dessinatrice de mode.

Elle s’installe tout d’abord avenue de Villiers, chez un couple dont elle garde les enfants. Très vite, elle obtient un rendez-vous chez Jacques Costet, un jeune couturier qui vient d’ouvrir ses salons au 4, rue de la Paix. Ce rendez-vous changera le cours de sa vie.

Le jeune couturier qui la reçoit , vêtu façon «élégance zazoue», est en fait moins intéressé par ses dessins que par elle-même. Il finit par lui demander de passer une robe somptueuse. Son destin se joue au retour de la cabine, où l’attend, réuni dans le grand salon, tout l’état-major de la maison. Elle éblouit tout le monde par son naturel et son allure. «Venez cet après-midi.Vous débuterez comme mannequin ! », lâche Costet. La deuxième vie de Bettina commence. Ce seront douze années d’une carrière extraordinaire et d’une réussite fulgurante.

Cet après-midi du 1er juin, elle ne défile pas. Elle obser ve les mannequins : la précipitation fébrile avec laquelle elles se changent, leur rapidité à se coiffer, à se draper savamment dans des écharpes, à saisir sacs, parapluies et autres accessoires.

Mais déjà, le lendemain, elle passe sa première collection. Le public est médusé, ravi de son manque d’expérience, de son côté « rafraîchissant ». Sa bonne mine, ses joues rondes, ses taches de rousseurs, sa grâce innée, tout chez elle séduit les clientes.

Elle peut alors quitter l’avenue deVilliers et la garde des enfants pour s’installer chezToni, elle aussi mannequin chez Costet, dans un minuscule appartement rue Raynouard. Ce sera une courte parenthèse vers l’indépendance, avant de trouver un endroit bien à elle. Le salaire des débuts n’est pas énorme et ne lui permet aucune folie. Déjeunant seulement d’un sandwich et dînant d’une tasse de café au lait, elle conserve ainsi sans mal une ligne parfaite. Elle ne connaît pas grand monde et ne peut, faute d’argent, rentrer à Elbeuf. On est loin de la grande vie : ni cinéma ni théâtre, peu de restaurants. Mais sa foi en l’avenir est indestructible.

Ses toutes premières photos remontent à la période Costet. Les frères Seeberger s’intéressent déjà à elle et l’introduisent dans le monde de l’image.

C’est Fath qui la baptisera Bettina. Leur rencontre est le début d’une métamorphose. C’est une période joyeuse où tout lui réussit, où la vie change une fois encore. Son salaire lui aussi a changé : il a quintuplé.

La maison Fath, magnifiquement installée dans un luxueux hôtel particulier de l’avenue Pierre-Ier-de-Serbie, connaît alors une ambiance formidablement chaleureuse. La cabine des mannequins est l’une des plus jolies de Paris : Louise, Doudou,Tulipe, Renée deviennent des amies, puis c’est l’arrivée de Sophie – plus tard mariée au metteur en scène Anantol Litvak -, qui deviendra sa meilleure amie.

Dans ces années-là, les mannequins faisaient obligatoirement partie d’une maison de couture. Ils étaient attachés à un couturier qu’ils représentaient exclusivement, ne défilant que pour lui. La rencontre de Bettina avec Fath est l’amorce d’un style nouveau.
Dès sa première présentation de collection, Jacques Fath va créer pour elle une trentaine de robes. Le new-look n’inspire guère le couturier qui réalise alors des robes aux lignes simples que seule Bettina sait porter avec autant de chic que de naturel. Pour elle, Fath crée un véritable style destiné aux femmes plus proches de celles que l’on rencontre dans la rue. Avec son mètre soixante-six, elle ne ressemble pas aux autres mannequins, plus grands pour la plupart. Le style de Bettina est différent. Fait de naturel et de fraîcheur, d’allure et de gaieté, Bettina a de l’élégance tout en déjouant la sophistication qui glace et raidit les images des mannequins de son époque.

Elle devient la muse de Fath. Il arrive fréquemment qu’elle lui suggère des idées et il en tient compte. Partout, Fath présente Bettina comme son mannequin vedette – l’horrible terme de top-model n’existait heureusement pas encore. Le public est séduit, le nom de Bettina devient celui de la modernité et de l’élégance.

Sa carrière commence dans la photo. Elle est sollicitée par tous les magazines de mode. Jean Chevalier, l’un des grands photographes du moment, est aussi directeur artistique du journal Elle, qu’a créé et que dirige Hélène Lazareff. Il lui présente Bettina. Elle lui donne sa première couverture. L’entente de ces trois-là est telle qu’elle va signer les plus belles pages du magazine à cette époque-là. Hélène Lazareff est alors « le » personnage incontournable de la mode. Son influence est telle qu’elle fait et défait les gloires. Elle s’enthousiasme pour Bettina, à tel point que le jeune mannequin devient familier du sacro-saint déjeuner du dimanche que donnent Pierre et Hélène Lazareff dans leur maison de Louveciennes, près de Paris, et qui rassemble tout ce qui compte de célébrités du moment. Une sorte de consécration pour Bettina, qui va connaître là les plus grands talents de la politique, des arts, des lettres et bien sûr de la mode.

Naturellement douée, Bettina devient en quelques mois la première cover-girl de France. Le magazine Vogue lui aussi s’entiche d’elle et lui consacre ses couvertures. Elle est bientôt sollicitée par tout ce qui compte dans la presse de mode.

Peu à peu, elle apprend à servir de son visage et à utiliser tous les secrets du maquillage. Pour camoufler ses taches de rousseur, elle les recouvre d’un fond de teint très blanc, elle creuse ses joues au moyen d’ombre noire sous les pommettes. Quant à ses yeux, elle les borde d’un trait noir élégant qui les agrandit avec esprit.Avec Irving Penn, elle apprend à colorer sa bouche en noir afin de mieux la dessiner pour les contrastes du noir et blanc. Elle passe des heures à tout essayer, à se transformer, se créant une image sophistiquée. Mais devenir mannequin vedette suppose de rester divine dans les positions les plus inconfortables.

Et là, Bettina est imbattable! Courage, bonne humeur et goût du travail participeront au phénomène «Bettina».

Elle travaille beaucoup pour des séances de photos.Tous le plus grands photographes de le monde se la disputent : Irving Penn, Dick Dormen, Norman Parkinson, Erwin Blumenfeld, Henry Clarke, Gordon Parks, Jean-Philippe Charbonnier… jusqu’à Henri Cartier-Bresson qui refuse normalement toute idée de photos de mode. Pourtant, séduit par la personnalité de Bettina, il la photographiera au naturel, réussissant des images magnifiques. A 22 ans, elle est devenue le plus célèbre des modèles.

Invitée aux États-Unis par Vogue à la demande du grand photographe américain Irving Penn, pour qui elle a posé un an auparavant à Paris, Bettina entre dans la célèbre et toute nouvelle agence d’Eileen Ford, en 1950. À New York, la vie de mannequin ne ressemble alors guère à celle menée à Paris où la bonne humeur est de mise. En Amérique, aucune improvisation! Rigueur et discipline! Tout est compté, minuté. A Paris, les agences de mannequins n’existent pas encore.

De retour à Paris elle quitte Benno et elle s’installe à l’hôtel Montaigne, à côté du Bar des Théâtres. L’endroit est vivant, gai, c’est le centre de la vie artistique à Paris. Elle est à deux pas de chez Fath, l’ami, le conseiller, le confident.

Bettina est libre et adulée. Son nouvel amour, un jeune éditeur de 35 ans, lui fait découvrir un nouveau Paris où elle rencontre éditeurs et écrivains : Gaston Gallimard devient pour elle un véritable ami, puis Louis Guilloux, Faulkner, Kessel, Simenon, Genet et Prévert, qui écrira sur elle un poème pour un reportage que L’Album du Figaro confiera en carte blanche Bettina comme rédactrice en chef.

Elle voyage beaucoup pour son travail : les États-Unis, le Brésil, l’Argentine… et pour son plaisir, avec son ami éditeur qui lui fait découvrir l’Italie : Capri, où elle rencontre Malaparte, puis Naples, Rome et Florence. Il la guide dans ses lectures et la musique. Elle apprécie cette vie.

En 1952, elle entre chez Hubert de Givenchy et l’aide à lancer sa maison de couture. Travailler avec Givenchy est pour Bettina un véritable bonheur car elle participe à tout.Elle défile mais s’occupe aussi de ses relations publiques. Elle lance de nombreuses créations du célèbre couturier.Tout le monde se souvient de la Blouse Bettina, nom que l’on donna à ce merveilleux modèle à force de le voir photographié sur le célèbre mannequin dans tous les magazines et par tous les photographes. Mais assister à la naissance d’une maison de couture demande des sacrifices et Bettina renoncera même un temps à ses photos pour se consacrer entièrement au couturier dont le succès va croissant. Elle l’accompagne partout. Lorsqu’il l’emmène à New York, où elle présente ses modèles comme mannequin, mais fait aussi office d’attachée de presse au cours du célèbre bal de bienfaisance April in Paris, qui a lieu au Waldorf Astoria, le réalisateur Edward R. Murrow lui propose de travailler pour la télévision et un producteur de cinéma lui offre un contrat à Hollywood.

C’est pour elle l’occasion de découvrir un nouveau monde, celui du cinéma, des acteurs, metteurs en scène et producteurs. Elle rencontre Greta Garbo, Liz Taylor, Gregory Peck, Les Bogart,Ava Gardner,John Huston,Irving Shaw,Charlie Chaplin… Elle mène,lors ses séjours à Hollywood, une vie très américaine, même si subsiste encore la nostalgie de Paris.

L’année 1955 marquera le sommet de sa carrière. Les photos de Bettina sont dans la presse du monde entier et elle n’arrête pas de travailler. Le tarif de pose de Bettina atteint alors des sommets : sept mille francs de l’heure! Du jamais vu à cette époque. Constamment sollicitée, Bettina est de tous les événements : ici une rose est baptisée Bettina, là elle est choisie pour être la marraine du premier ordinateur acheté par le siège social français de la compagnie Shell…

C’est à cette époque-là que Bettina va rencontrer l’amour de sa vie et pour lui, elle va quitter la mode, décidant d’abandonner les maisons de couture et cessant de poser pour les magazines du jour au lendemain.
Malgré son départ prématuré de la grande scène de la mode et cet arrêt net de sa spectaculaire trajectoire de mannequin, Bettina est toujours restée présente dans le monde de la mode. Preuve en est, ces photos d’elle où l’on ne distingue souvent pas le cliché privé de l’image de magazine, et ces « retours » fréquents à ce monde qui n’arrive pas à l’oublier : en 1969, Coco Chanel lui demande de poser pour une collection entière qu’elle va inspirer et présenter, puis c’est Emanuel Ungaro qui l’appelle pour s’occuper de sa couture… les magazines, intrigués par cette silhouette archiconnue, qui désormais ne s’expose plus, continuent de s’intéresser à elle régulièrement. Bettina aime la mode ; elle en joue, elle s’en sert, elle suit ou la précède, depuis toujours elle baigne dedans avec délectation. Reconnaissant d’instinct le talent des couturiers avant tout le monde, celle qui porte aussi bien Balenciaga, Chanel, qu’Yves Saint Laurent a très tôt jeté son dévolu sur Azzedine Alaïa, l’un des rares talents incontestés de notre époque, qui l’habille depuis quelques années. Le recul du temps n’a rien fait perdre au regard aigu qu’elle porte sur l’univers de la mode avec intérêt, bienveillance et curiosité.

Bettina sera toujours Bettina.

Texte de Guy Schoeller

Crédits Photo : Stéphane de Sakutin

A propos de l'auteur

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