Le photographe français Laurent Kronental a consacré la série de photographies Souvenir d’un futur, aux grands ensembles d’Île-de-France et à leurs habitants seniors.

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À travers l’objectif de Laurent Kronental, les immeubles prennent une dimension poétique, futuriste et mélancolique, qui tranche avec l’idée générale d’insécurité et de stigmatisation que le public a l’habitude d’avoir concernant ce type d’habitat. Et au milieu des buildings, les habitants des premiers jours, ces anciens, porteurs de ce patrimoine architectural qui a vu le jour après la guerre. Des anciens qui ont vieilli en même temps – avec une certaine harmonie – avec ces immeubles. On reconnaitra parmi les grands ensembles choisis par Laurent Kronental, le quartier contemporain de Noisy-le-Grand, imaginé par les architectes Ricardo Bofill et Manolo Nunez.

Nous avons rencontré Laurent Kronental qui nous explique la genèse du projet et son impact. 

Comment avez-vous connu et choisi les grands ensembles que vous avez photographiés ?

C’est un parcours de plusieurs années qui m’a permis de connaître ces grands ensembles. Au départ, deux quartiers proches de chez moi se sont révélés essentiels dans ma démarche : les Damiers à Courbevoie et les Tours Aillaud (aussi appelées Tours Nuages ou cité Pablo Picasso) à Nanterre (Hauts-de-Seine, 92). Plus je les photographiais, plus j’étais captivé. J’étais impressionné par leur gigantisme et leur démesure et restais ébahi devant ces mastodontes de béton, quasi pharaoniques, me demandant comment, pourquoi et dans quel contexte avait-on pu les édifier.

Il y avait un paradoxe très troublant entre une allure d’abandon, presque post apocalyptique et une présence pourtant forte de la vie, contraste qui paraissait bien plus intense que dans de nombreux quartiers que j’avais visités jusque là. Ces bâtiments semblaient exister hors du temps, comme si leur raison d’être oscillait entre futur et passé. J’étais profondément curieux face à cette architecture digne d’un film de science-fiction.

La découverte de la banlieue parisienne s’est effectuée au fur et à mesure. Les quartiers que j’apercevais en voiture, depuis les transports en commun ou du haut des immeubles où je me rendais m’inspiraient et réveillaient des souvenirs des déplacements de mon enfance au cours desquels je remarquais de l’autoroute les fameux camemberts du quartier du Pavé Neuf à Noisy-le-Grand. J’étais stupéfait par leurs formes futuristes.

J’ai souhaité photographier les bâtiments les plus emblématiques et spectaculaires, un urbanisme audacieux aux barres d’immeubles massives. Pour cela Internet a été un très bon outil de recherche et d’orientation. Cependant c’est surtout en allant sur le terrain que j’ai pu appréhender la réalité de ces ensembles et m’en faire ma propre idée, au-delà de ce qu’en disaient les médias. C’est en déambulant dans les villes que j’ai pu avancer et rencontrer ceux qui y vivent. Des lieux méconnus qui pourtant sont à quelques kilomètres de Paris. Je n’y serai probablement d’ailleurs jamais allé sans mon projet. Ce sont des quartiers qui ne sont généralement fréquentés que par leurs habitants ! Ceux qui ont vu mes photos me demandent souvent s’il ne s’agit pas d’immeubles des pays de l’est ou de Russie.

Plusieurs quartiers m’ont énormément inspiré et ont été des vrais coups de cœur : la découverte des Espaces d’Abraxas de Ricardo Bofill ou la cité Pablo Picasso de Nanterre par exemple. Ils ont été des sources puissantes d’inspiration qui m’ont donné le ton de ma série, plantant le décor que je voulais exploiter. J’étais tellement fasciné par ces lieux que j’avais du mal à croire qu’ils puissent être réels tellement leur architecture insolite me semblait anachronique.

Chaque fois que je croyais avoir tout visité, je découvrais de nouveaux lieux. Et puis, c’est à travers différents blogs et forums, via Google Maps ou Google Images que j’ai repéré d’autres villes, d’autres zones, moins singulières dans leurs structures au premier abord, plus communes parfois dans leur organisation, mais qui n’en étaient pas moins intéressantes.

Cela n’a pas été facile de progresser dans mon projet à cause de l’insécurité que je ressentais dans certains quartiers. Photographier était mal perçu par certains jeunes qui m’observaient. Cela m’a poussé à travailler tôt le matin, notamment en automne et en hiver. Surtout, je me rendais bien compte que je ne pourrais pas mener cette série avec authenticité si je ne tentais pas de m’imprégner du caractère de ces lieux en allant à la rencontre des personnes qui y résident. Je suis donc allé vers les jeunes pour leur expliquer mon projet. Je me suis orienté vers les maisons de quartiers, les associations, etc. Le bouche-à-oreille m’a fait connaître des personnes relais avec lesquelles ma présence ne semblait plus suspecte. Cela a été vraiment été une étape indispensable dans mon processus de création.

Aviez-vous envie de montrer un autre visage de ces grands ensembles ? Peut-être un visage plus humain ?

Proposer un autre regard sur ces quartiers souvent marginalisés a été pour moi une importante source de motivation. J’ai voulu rendre ces architectures plus humaines, capter la beauté dans leur forêt de béton. Pour cela, j’ai choisi des lumières particulières de début et fin de journée, parfois de nuit. Je trouve que c’est durant ces moments que la magie des lieux est la plus palpable et que les façades s’éveillent, se poétisent, se colorent.

Ces grands ensembles sont souvent décriés, ils passionnent comme ils repoussent, mais ne laissent personne indifférent. Je les vois parfois comme des monuments dont la taille et les lignes m’évoquent des créatures vivantes. Il y a ce paradoxe de vie et de vide qui surprend : multiples visages des cités, tantôt désertiques et tentaculaires, tantôt emplies de vie.

J’ai voulu dans ma série créer l’ambiance d’un monde parallèle imaginaire où seuls les seniors habiteraient ces territoires. Des lieux pour jeunes du futur tels qu’on les imaginait à cette époque. Oubliés par la société, ces quartiers méritent d’être mis en lumière, que l’on montre leur patrimoine architectural, que l’on témoigne sur le sort de leurs habitants, eux aussi mis à l’écart. J’ai donc mené un travail double de généalogie humaine et urbaine.

Pourquoi faire un parallèle avec les habitants seniors ?

En observant ces deux univers, celui du béton vieillissant et celui de la vie qui s’y abrite, j’ai acquis la conviction de devoir témoigner sur le sort de ces édifices et des personnes âgées qui y habitent avant qu’ils ne disparaissent.

Ces images nous ramènent dans un passé moderniste où la ville nouvelle s’épanouissait dans l’audace et la promesse d’une vie meilleure. La série nous renvoie à notre propre vieillissement, à notre famille, à notre société et à la manière dont nous avons laissé l’érosion du lien social et générationnel s’opérer. En cela, elle propose une réflexion quant à la nécessité de redonner à ces anciens la dimension sociale que les grands ensembles n’ont pas pu leur apporter.

Alors que l’urbanisme contemporain s’est donné pour mission de gommer les cicatrices de ces architectures, leurs premiers habitants se trouvent eux aussi au crépuscule de leur existence, comme si le destin des murs était indissociable de celui des hommes qui y ont vécu. Il y a une force chez ces personnes âgées : elles sont les seules à occuper l’espace dans la série, dont toute jeunesse a été écartée. Elles ont reconquis la place qui ne leur était pas destinée en s’installant dans ces immeubles futuristes en leur temps qui finissent comme des projets grandioses démodés.

Comment les séniors que vous avez rencontrés envisagent-ils leur vie dans ces grands-ensembles ? Sont-ils toujours aussi attachés à leur quartier qu’au début ?

Les séniors que j’ai rencontrés ne  donnent pas à penser qu’ils se posent des questions quant à leur cadre de vie. Ils y sont liés par habitude et ne rêvent pas d’une autre vie, par exemple proche de la nature et loin de l’agitation de leur quartier. A leur âge, même s’ils avaient ce rêve, leur mobilité limitée, leurs modestes revenus, l’absence d’une réelle motivation et leur fréquent veuvage s’opposent à tout projet de déménagement pour continuer leur retraite ailleurs. Bien heureux d’échapper encore à la maison de retraite, ils s’accommodent de cette vie et seraient sans doute prêts à se battre si on les forçait à partir pour rénover leur habitat. Ils éprouvent donc finalement un réel attachement à leur univers qui représente pour eux ce qui leur reste de possession et de liberté.

Peut-on considérer que vos photos ont un impact sociologique ?

Pour répondre à cette question, je crois qu’il faut se replacer dans la perspective de mon projet tel que je le concevais au départ. J’avais envie de communiquer avec cette génération, de connaître leur vie et de déconstruire cette image péjorative du grand âge. J’ai mené cette série avec la volonté de conserver le souvenir d’une génération pour qu’à l’avenir notre société et ses architectures permettent par leurs structures et leurs services de rendre à nos aînés un rôle social, et par là, la légitimité et le respect qui leur sont dus.  Si mes photos finissent par avoir un impact sociologique, aussi modeste soit-il, j’en serai extrêmement heureux.

En quoi la photo est-elle un bon moyen de sensibiliser le public ?

La photo se diffuse rapidement grâce aux réseaux sociaux aujourd’hui. Cependant une photo n’est en elle-même qu’un objet esthétique. Seule la série est en mesure de véhiculer un message par la répétition cohérente de ses thèmes. Cette répétition est susceptible de faire naître le questionnement et à partir de là une certaine prise de conscience individuelle. Il n’est pas certain que cette prise de conscience soit entièrement en phase avec l’intention du photographe, mais elle en est proche de par la perspective qu’il propose à travers ses clichés.

Notons que « Souvenir d’un Futur » a été nominée parmi les 5 coups de coeur du Jury des lectures de portfolio d’Arles 2015.

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