Bright Eyes

Bright Eyes

« TELL ME WHERE DID YOU SLEEP LAST NIGHT ! » Kurt Cobain se casse la voix pour la dernière prestation marquante de sa vie. Nous sommes en novembre 1993 et Cobain ne le saura jamais, mais il réunit ici pour une des premières fois une sainte Trinité : la musique folk, la culture indé et le mainstream… Nos dix dernières années en portèrent la trace profonde, tant sur le plan musical que sur celui de la mode ou encore de la publicité, ce qui aurait déplu à Cobain à n’en pas douter.

Vers le mainstream

En  reprenant ce traditional vieux d’un siècle et rendu fameux par le pionnier folk Leadbelly, Kurt, armé de sa Martin D-18E, ressuscite une idée de la musique populaire américaine disparue dans les limbes des productions glacées et synthétiques des années 80. En une chanson, il se lie pour l’éternité avec les héros du genre comme avec les grands noms de cette première vague folk des années 50 et 60 – Woody Guthrie, Pete Seeger, et bien sûr Dylan – qui va se fondre assez vite dans le flot grossissant de la culture pop naissante. Le tour de force de Cobain fut de l’imposer en point d’orgue d’une célèbre émission de la toute-puissante MTV. À l’évocation de cet Unplugged, on se souvient bien plus de ce poignant Where Did You Sleep Last Night ? que de la version acoustique par exemple de son célèbre Come as You Are.

Ce message non prémédité a fait son chemin. Les musiciens n’avaient à l’évidence pas besoin de Nirvana pour s’en inspirer. Mais qu’un artiste de la trempe de Kurt Cobain issu de la scène hardcore américaine, profondément marqué par l’avant-gardisme de Sonic Youth, exhume cette vieille ballade à la simplicité bouleversante fit naître chez beaucoup la conviction que le retour aux sources n’était pas synonyme de renoncement créatif. Les grands ordonnateurs du business musical se sont vite rendu compte du potentiel commercial de cet aggiornamento.

Plusieurs indices annonciateurs de cette révolution folk-indé parsèment la seconde moitié des années 90. Rick Rubin figure comme l’un des premiers à s’en saisir. Dès 1994, le visionnaire producteur de Public Enemy, des Beastie Boys et des Red Hot Chili Peppers, ressuscite la carrière de l’homme en noir, la star légendaire de la country-folk américaine, Johnny Cash. Les deux compères, avec leur série des « American Recordings », reviennent à un son dépouillé où parfois ne subsiste comme accompagnement que la guitare acoustique du chanteur. Ils piochent en même temps dans un répertoire de reprises fortement marquées par la culture rock indépendante : Nick Cave, Nine Inch Nails, Bonnie ‘Prince’ Billy. Le succès s’avère immense, en particulier auprès d’une génération encore sous influence grunge. Mais des nouveaux artistes frappent bientôt à la porte de la reconnaissance. Wilco en 1996 signe le manifeste ultime de la country-alternative avec le sublime double album Being There où s’entrechoquent banjo, fiddle et guitare électrique, au service d’une écriture irréprochable. Le groupe est consacré une première fois deux ans plus tard avec une nomination aux Grammy Awards pour leur album Mermaid Avenue. Il s’agit d’un disque de mise en musique de textes inédits de Woody Guthrie en collaboration avec le folk singer anglais Billy Bragg. De son côté, Beck, le petit prodige touche-à-tout de l’indé-rock sort son album Mutations sur le puissant label américain Geffen, rempli d’inclination folk qui aboutira en 2002 à Sea Change, dans lequel il ne cache plus ses velléités de troubadour.

Le style indie-folk

Nous voici à l’orée du nouveau millénaire. Il convient de s’arrêter pour étudier la signification même d’« indie-folk ». Il ne suffit pas à un musicien rock contemporain d’empoigner une guitare acoustique pour adhérer à l’essence de l’« indie » ou du « folk ». L’esprit indie – ou « indé » pour nos amis « toubonistes », farouches défenseurs de la langue française – se définit avant tout par une démarche artistique radicale, sans compromis avec l’industrie musicale. L’identité « folk » se construit tant sur l’attention apportée au texte que sur le choix des instruments. D’une part, il s’agit de renouer avec la tradition de l’auteur-compositeur-interprète. Le chanteur ou le groupe se revendique unique auteur de la musique et des textes de toute sa discographie, en dehors de reprises choisies avec soin. D’une manière générale, à la différence de l’indie-rock, le texte compte autant que la musique. Deux catégories de chansons dominent : celles à contenu politique – des protest songs dans la tradition de Woody Guthrie, de Joan Baez ou des premiers Dylan – et celles plus introspectives, proches des considérations plus habituelles du monde pop classique. D’autre part, hormis la sonorité propre aux guitares acoustiques, les arrangements incluent également harmonies vocales ciselées et de nombreux instruments, certains d’origines très anciennes : mandoline, dobro, steel guitar, pedal steel, banjo, ukulélé, fiddle, luth, contrebasse, harmonica, flûte traversière, cor anglais, etc. Tout ceci participe à la boîte à outil du musicien folk. Ce sont ses pédales d’effet en quelque sorte. Attention, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la guitare électrique chez ces musiciens qui demeurent influencés par le rock indépendant des années 80 et 90.

De cette nouvelle forme, naît bien entendu en parallèle tout un univers visuel malaxé par les gourous de la mode et des médias. Depuis dix ans, le musicien indie-folk côtoie, dans les magazines, son cousin le rockeur en slim, issu de la révolution Strokes et Libertines. Lui est barbu, et porte des chemises à carreaux en toutes circonstances. Elle opte pour des robes à motif hippie, fleurs dans les cheveux et bottes hors de prix. Un mouvement d’une telle importance ne peut échapper à la récupération mercantile. Les accents bobos de sa musique deviennent un banal écrin soyeux pour vendre voitures, voyages, ou bouquet de télévision numérique. Sans s’en rendre compte, l’indie-folk fabrique ainsi le fond sonore de notre quotidien.

 

Aux États-Unis

Fleet Foxes

Fleet Foxes

C’est donc aux États-Unis que le mouvement indie-folk laissera son empreinte indélébile. Par la qualité de son song writing, autant que par le charisme de ses leaders. A commencer par Conor Oberst de Bright Eyes. Alors que Jeff Tweedy et son groupe Wilco délaissent les territoires folks pour d’autres sublimes contrées plus expérimentales, Oberst reprend le flambeau d’un héritage « dylanesque » – bien que son champ d’action créatif soit plus large. Encombré d’un agaçant accent emo, qu’il a l’intelligence d’atténuer au fil de sa carrière, ce natif du Nebraska multiplie les disques dès la fin de l’adolescence. En 2005, il atteint la consécration avec I’m Wide Awake It’s Morning, gratifié de la présence d’Emmylou Harris en guise d’adoubement. Dans son sillage, il faut évoquer M. Ward, peut-être l’artiste le plus doué de sa génération. En tout cas le plus classe. Si Oberst fait figure de Dylan dans ce mouvement, M. Ward représente son Roy Orbison. Les deux amis s’associeront d’ailleurs en fin de décennie avec Jim James de My Morning Jacket pour un projet qu’ils intitulent avec malice « Monsters of Folk ». Les Traveling Wilburys (*) du nouveau millénaire ?

Beaucoup moins solaire, avec son physique de philosophe rendu fou par la guerre de Sécession, Bonnie ‘Prince’ Billy, évoqué plus haut, se pose lui comme le pape d’un folk rugueux et sombre. Vénéré comme tel, il n’impose pas moins de treize albums au cours de la décennie, dont de nombreuses pépites. Avec la sortie du premier album de Bon Iver il y a deux ans, sa relève semble assurée. Daniel Johnston apparaît comme une autre figure culte encore plus en décalage. Ce rondouillard, fragile et bipolaire, mérite aujourd’hui le titre de saint patron de l’indie-folk. Lui, qui bricole depuis trente ans de manière très rudimentaire, des comptines au grand cœur, se voit célébré par toute l’aristocratie du mouvement qui joue les reprises de ses compositions.

Bien d’autres formations doivent absolument être prises en compte sans réticence. Calexico, avec sa musicalité exemplaire, joue un peu le rôle de backing band de cette mouvance, comme il tient à merveille sur la bande originale de I’m Not There, portrait sur un Bob Dylan fantasmé par le réalisateur Todd Haynes. Avec sa personnalité pop et littéraire Okkervil River sort lui aussi du lot. Son rejeton Shearwater ne doit pas non plus être oublié en raison du caractère précieux et parfois gothique de son esthétique. Midlake, enfin, a quasiment balayé le spectre du genre. Partant d’un bricolage psyché et lo-fi, son étonnante discographie aboutit à un maniérisme figé proche d’un ménestrel anglais. Il se livre entre-temps à une démonstration mélodique que n’aurai pas reniée Fleetwood Mac ou les Eagles.

En cette fin de décennie, un groupe s’impose comme celui de la synthèse. Fleet Foxes, semble être l’indie-folk à lui tout seul. Autant champion de la combinaison chemises à carreaux-barbe que celui d’une séduction à grande échelle à coup d’harmonies et de mélodies millésimées folks sixties. Cerise sur le gâteau, ils se payent le luxe de refuser le gros contrat que leur propose Virgin Records, qualifiant les majors du disque « d’anti-musique ». Et ça si c’est pas de l’esprit indie.

Au Royaume-Uni

Laura Marling

Laura Marling

De l’autre côté de la Manche, le folk a eu sa propre histoire, presque imperméable au tourbillon d’outre-Atlantique. Les héros d’antan avaient pour noms Bert Jansch, Fairport Convention, Nick Drake, etc. En cette fin des années 90, c’est sur les cendres encore chaudes de la britpop que renaît le goût des Britanniques pour la musique boisée. Les premiers signes sont à déceler chez cet improbable rondouillard inséparable de son bonnet : Badly Drawn Boy. Dès l’ouverture de son chef-d’œuvre The Hour of the Bewilderbeast, il reprend l’histoire d’un folk anglais jusqu’à la moelle. Tout est déjà en place. Guitare acoustique, cor, violoncelle, vibraphone. Si sa carrière ne se résume pas à une seule entreprise folk, Badly Drawn Boy y reviendra bien souvent, en particulier sur son album One Plus One Is One.

Peu de temps plus tard, il faut noter les belles tentatives folk-pop de The Coral dont le magnifique Pass It on, beau comme du Buffalo Springfield. Le folk britannique apparaît de toute façon plus pop que le folk américain. Les Beatles s’inscrivent depuis longtemps dans leur A.D.N. et les sujets politiques, les protest songs, sont généralement laissés aux mouvements dérivés du punk. Produit par Mike Mogis de Bright Eyes, Lightspeed Champion est un autre projet folk-pop bien anglais aux accents grandiloquents que n’aurait pas renié David Bowie.

S’il existe aujourd’hui une scène indie-folk en Grande-Bretagne, Mumford and Sons, Noah and The Whale, Laura Marling ou encore Jay Jay Pistolet la représentent. Ils reprennent tous les oripeaux (dobro, mandoline, banjo…) d’une musique country, voire bluegrass au service d’hymnes taillés pour les stades. On attend confirmation de ces jeunes espoirs.

L’antifolk

A chaque mouvement artistique populaire, certains ont la tentation d’une esthétique radicale. C’est aussi le cas dans l’affaire qui nous intéresse. Cette démarche s’est vite trouvée un nom : l’antifolk. Ses caractéristiques sont composées d’un mélange du style rudimentaire et du son cru du punk allié à une musique folk, teintée de textes remplis d’autodérision moquant le sérieux de certains artistes folks plus grand public. Aux États-Unis, les fers de lance de ce mouvement se trouvent principalement à New York avec des artistes comme The Moldy Peaches, et son chanteur Adam Green, ou encore Jeffrey Lewis, tous apparus dans les petites salles défricheuses du Lower East Side. La France n’est pas en reste avec les excellents Herman Düne dont on ne saurait que trop recommander les albums et performances scéniques. L’antifolk jouit d’un public dévoué et d’un statut culte qui lui promet encore de longues années d’existence.

En France

Syd Matters par Nicolas Choye /Esteban-Gonzales

Syd Matters par Nicolas Choye /Esteban-Gonzales

Pour une fois nous ne sommes pas à la traîne. La scène indépendante folk en France a démarré peu de temps après les premiers coups de semonce anglo-saxons. Pour elle, la fête bat son plein. S’il faut acter cette naissance, revenons s’en doute à la victoire de Syd Matters lors du premier concours CQFD organisé par Les Inrockuptibles (rendons-leur hommage pour une fois). A partir de cet instant, tous ces jeunes Français, élevés aux sons des Neil Young et Bob Dylan issus de la discothèque de leurs parents, se sentent en phase avec cette musique enfin célébrée. Ils n’ont ni goût pour le format slim de leurs jeans, ni pour les longues démonstrations techniques en manifestation constante rue de Douai par des chevelus sur des Ibanez toutes moches. Voici donc toute une génération de musiciens enfin motivés. Aux quatre coins de la France, les projets se multiplient : de toutes natures, sans interdits car peu enchaînés au poids d’un héritage comme leurs confrères anglo-saxons. Ce monde musical est un fantasme, un monde qui n’existe pas – qu’il soit sur Vénus, dans les plaines désertiques de l’Arizona, les grasses collines vertes d’Irlande, ou dans les bars épars où s’entrechoquent les complaintes d’une vie bien française.

Des choix se font naturellement. D’un côté Cocoon et son embarrassant ukulélé : celui du consensuel, créant une brèche dans laquelle s’enfoncent de nombreuses formations insipides, de Jill Is Lucky aux horribles The Two. De l’autre, une meute d’artistes rigoureux, artisans d’un folk décomplexé et protéiforme. Des artistes antifolk, comme le petit génie François Virot, multipliant noms de scène, projets et disques. D’autres émergent dans le sillage d’Herman Düne, de la cave du Pop In, leur quartier général parisien : El Boy Die, My Broken Frame et tant d’autres, célébrés chaque année par l’essentiel festival Mo’Fo à Saint-Ouen. Des rêveurs d’Amérique bien sûr, comme le valentinois H-Burns, le cohenesque Reza et Domingo signature de Third Side Records, premier label de Syd Matters, qui lui fait bien sûr office de meneur avec quatre premiers albums sans taches. Les femmes aussi sont de la partie avec les beaux disques de Myra Lee, Pollyanna et Mina Tindle dont la voix n’est pas sans rappeler celle de Karen Dalton. Tellement d’autres mériteraient d’être mentionnés qui, à n’en pas douter, feront parler d’eux dans les prochains mois.

C’est en tout cas une chance pour ce pays de bénéficier d’une telle « scène » avec autant d’émulation, lui qui en a cruellement manqué par le passé.

Et maintenant ?

La musique a, en dix ans, opéré une mutation telle dans sa consommation qu’il est impossible de revenir en arrière. Par conséquent, nous n’assisterons plus à des grands mouvements stylistiques prenant le pas sur d’autres. Tous cohabitent dans des niches où l’auditeur va piocher à son gré. Si le musicien ne se sent plus appartenir à une famille définie, il ne se prive pas pour autant de proposer une musique de qualité, tant enregistrée que sur scène. Ainsi, le mouvement indie-folk va perdurer aussi longtemps qu’on parviendra à adapter cette forme pure de confession acoustique aux formes toujours en mouvement de l’expérimentation du son.

* Traveling Wilburys : groupe composé de Bob Dylan, Roy Orbison, Tom Petty et George Harrison

Liste de morceaux à écouter en lisant cet article :

Bright Eyes – We Are Nowhere and It’s Now

M. Ward – Jailbird

Badly Drawn Boy – The Shinning

Midlake – Roscoe

Okkervil River – Lost Coastlines

Syd Matters – Everything Else

Reza – The Letter

The Coral – Pass It on

Midlake

Midlake

A propos de l'auteur